Günther Anders - L'obsolescence de l'homme




Günther Anders - L'obsolescence de l'homme

Solide morceau qu'est cet essai en plusieurs parties paru en 1956 qui porte le sous titre de "Sur l'âme à l'époque de la deuxième révolution industrielle"!
Pardonnez-moi cette chronique à rallonges d'ailleurs... Je m'en rappelle maintenant, c'est grâce à "Hicham-Stéphane Afeissa - La fin du monde et de l'humanité, essai de généalogie du discours écologique" que j'en avait eu connaissance.

Ce philosophe-journaliste-essayiste allemand né en 1902 n'a été traduit en français qu'à partir des années 1990 peut être parce que la traduction s'avérait ardue...
L'auteur met en garde le lecteur dans son introduction de deux choses. La première, que son texte va secouer les puristes de la philosophie pure de par son coté hybride qui papillonne sans cesse entre faits empiriques et profonde réflexion détachée de toute contingence avec le concret.
Ensuite qu'il a volontiers recours à l'exagération, tant il perçoit en visionnaire les prémisses d'une situation qui n'est encore qu'embryonnaire mais qu'il est nécessaire de passer à l'agrandisseur pour bien en saisir toute l'importance. En gros l'homme moderne est prisonnier de multiples rouages dont la grande machine le dépasse véritablement. Il serait illusoire de vouloir se prétendre affranchi de cette technologie galopante qui dépasse notre propre capacité de digestion.

On commence par le concept de "Honte prométhéenne". La fierté prométhéenne consiste à ne rien devoir qu'à soi même,  y compris soi-même, le mythe du self made man. Sauf que l'homme a créé des machines dont la perfection le dépasse. Il se sent du coup honteux de ses propres lacunes, de ses faiblesses. Ces objets sont reproductibles à l'envi tandis que lui est déjà dépassé et périssable. La jalousie engendrée mène à des formes de réifications comme le maquillage pour une femme qui veut ressembler à l'aspect parfait d'un objet fabriqué. La honte de la honte mène à une dissimulation ostentatoire. On cherche alors à passer dans le camp des "instruments" , à déserter sa condition humaine. A force d'améliorations, il ne suit plus et crée des machines qui commandent ses machines et ainsi de suite. On pousse sans cesse le corps dans ses retranchements supportables pour tenter d'acquérir des aptitudes semblables aux machines de pointes. L'humain devient un outil, un acheteur et il faudra sans cesse renouveler l'offre de nouveaux instruments qui supplanteront désormais la demande. C'est ainsi que l'on se retrouve avec une foule de gadgets dont on nous a fait devenir demandeur par la création de besoins. Dès lors on est perçu comme un ennemi du progrès à la moindre critique du système.
L'humain est par définition mortel alors que ces produits pourraient durer presque éternellement. Bien sur l'obsolescence programmée assure de perpétuer les ventes, une sorte de réincarnation industrielle qu'assure les productions à la chaine. Un produit disparaît quand il est remplacé par un plus moderne.
Ce fantasme de l'unicité de l'être humain perd son sens à mesure que celui ci devient un outil pour satisfaire l'économie et la politique.  Les idées de libertés sont muselées par les idées carriéristes sans singularité. Ce n'est que du point de vue du mortel qu'il se sent irremplaçable. Ce malaise qui en découle peut mener à une iconomanie. Un monde d'images qui nous enveloppe et nous fait palper un ersatz de pluralité. Les stars de cinéma sont figées dans un instantané qu'on multiplie à l'infini et amène aux yeux ébahis de chacun un sentiment de multiplicité. Un culte de l'icone qui perd de son caractère périssable.

" Tout comme le vernis à ongle peut continuer à briller dans les flacons même quand on a cessé de le produire, le sourire des stars peut continuer à rayonner une fois que son modèle a suivi le même chemin que tous les êtres de chair. "

D'après Günther Anders, la première fois dans l'histoire humaine que l'homme a délégué son pouvoir de décision à une machine est lorsque le Général McArthur a voulu utiliser l'arme nucléaire pendant la guerre de Corée en 1951.
Il fut destitué et on a alors demandé à un "electric brain" si c'était objectivement intéressant. Ce dernier a étrangement fait preuve "d'humanité" en affirmant que c'était une mauvaise idée.
Pour clore ce premier essai, et pour réfuter l'objection dont il est ou sera  victime quant au concept de honte, l'auteur part dans une définition psychanalytique de la Honte. Le moi, le ça, le surmoi ...
Dans une de ces exagérations philosophiques, il assimile la danse de la musique jazz à une orgie au culte industriel de Dionysos. Les adeptes de la danse frénétique transfèrent leur énergie sexuelle à la mécanique syncopée des rythmes, à la machine encore une fois. Les breaks sont assimilés à des petites morts. Alors que le musicien essaie de ne faire qu'un avec son instrument, de le dompter  comme une prolongation de lui-même, l'ouvrier doit s'adapter au rythme de la machine et arriver à ne plus manifester aucune volonté que celle de la docilité.
Le temps subjectif disparaît une fois que le travailleur est plongé dans la répétitivité de ses gestes, il devient une machine. Ce n'est que lorsque son caractère faillible d'humain se manifeste, qu'il éprouve soudainement sa honte face à l'instrument implacable. 

"Le monde comme fantôme et comme matrice (Considérations philosophiques sur la télévision et la radio) "est le deuxième gros sujet du livre. Ces deux médias de masse sont consommés souvent solitairement où l'information choisie par leur source est à sens unique et est par définition fragmentaire de la réalité du monde. Comme on le sait, elle est vecteur de standardisation et un allié de taille dans le conditionnement à la surconsommation capitaliste. L'invention du crédit à la consommation sera un outil pratique pour nous rendre dépendant d'une matrice qui nous pousse à acheter toujours plus. Je me demande ce que l'auteur aurait pu dire s'il avait écrit ça à l'époque de l'internet omniprésent, du téléphone portable, réseaux sociaux mais surtout du rouleau compresseur de l'Intelligence Artificielle...Ces artéfacts d'apparence banale aujourd'hui nous apparaissent indispensable à la vie. Il n'est plus envisageable de pouvoir s'en passer.
Jadis, l'homme de masse se rendait en masse au cinéma, mais l'industrie a réussi à produire des télévisions et radios à usage domestique qui se sont vendues comme des petits pains. On a alors commencé à consommer en "ermite de masse" ces données enfermés dans les cages de nos foyers.
Il est devenu une sorte de travailleur à domicile non rémunéré à sa propre transformation en clone, paradoxalement il paie même pour sa propre servitude. Ce meuble qui a forcé toutes les portes des maisons par sa quasi omniprésence a véritablement détruit le noyau familial en détournant les esprits vers ce nouveau must, transformant son intérieur en salle de spectacle qui brise toute communication intrafamiliale. Comme avec le télécran de Orwell, on devient un serf soumis au nivellement par le bas du langage, on développe une véritable angoisse du silence.
Désormais le monde peut venir à nous, ce n'est qu'en s'enfermant à l'intérieur de chez soi qu'on a accès à l'extérieur du monde. Il n'y a plus besoin d'aller vers le monde pour le découvrir, les voyages s'effectuent le plus vite possible (voiture, avion) nous rendant simple consommateur de leurs destinations. Qui plus est, on tente de nous faire nous sentir "comme à la maison" partout. Ce n'est plus la quête de dépaysement qui nous anime, au contraire, la familiarisation du monde. Celle ci est intrinsèquement liée à la distanciation du monde.
Ces icones de l'écrans nous paraissent plus familières que nos voisins pourtant elles sont inaccessibles.
Cette citation est encore plus juste aujourd'hui dans notre monde ultra connecté qu'il y'a 74 ans:

" ...(les émissions radios du matin) premiers fragments du monde que nous rencontrons, nous parlent, nous regardent, nous chantent des chansons, nous encouragent, nous consolent et en nous détendant et en nous stimulant, nous donnent le la d'une journée qui ne sera pas la nôtre.
Rien ne rend l'auto-aliénation plus définitive que de continuer la journée sous l'égide de ces apparences d'amis: car ensuite, même si l'occasion se présente d'entrer en relation avec des personnes véritables, nous préférons rester en compagnie de nos "portable chums", nos copains portatifs, puisque nous ne les ressentons plus comme des ersatz d'hommes mais comme véritables amis."

La télévision est vue comme une fantomisation du présent, une représentation d'une réalité édulcorée qui nous est montrée comme une vérité. Ces leurres mènent parfois le spectateur à éprouver de vrais sentiments face à des séries par exemple, on pleure devant un décès, on envoie  des cadeaux aux acteurs etc. C'est un prêt-à-penser qui lisse toute résistance au monde, nous tombe tout cuit dans notre gosier, le triomphe du pays de cocagne.
La télévision est perçue comme un bibelot, une réduction du monde (Ce qui est petit est inoffensif, mignon) et donc plus acceptable, mais cela ne fait qu'amplifier ce fantôme, cette distanciation.
Vue comme une véritable fabrique de stéréotypes, la tv façonne notre vision du monde ...

Mais n'est-ce pas le but même d'une distraction: se divertir en se projetant dans une autre réalité? C'est le cas pour la lecture d'un roman, une pièce de théâtre etc.
La personne qui cumule les activités sensorielles se transforme en quelque sorte en schizophrène, de l'individus devient un "dividus".
Autre digression sur la photographie, qui selon l'auteur permet de capter un présent pour en faire un souvenir, un objet de reproduction que chacun doit ramener de ses vacances sous peine de les avoir ratées. Une autre façon de se complaire dans un monde de fantômes "Être, c'est seulement avoir été".

Chère au capitalisme, l'idée de faire feu de tout bois, d'exploiter véritablement tout pour en faire un produit de consommation, rend tout ce qui n'est pas reproductible  comme inutile et même inexistant. " Ce qui est inexploitable n'est pas ou ne mérite pas d'être".
Ce qui n'est pas un produit, trop brut, trop vrai n'a plus de valeur. A force de se satisfaire de choses conditionnées, prêt à l'emploi, on en arrive au paradoxe d'une frustration de la facilité. Alors, on se cherche soi même des difficultés, un "travail" pour pimenter son existence devenue vide. " Et l'industrie d'y trouver une nouvelle vache à lait: les kits DIY, les meuble ikea à monter soi même pour nous donner la fausse satisfaction de l'ouvrage accompli.

Avant d'attaquer le dernier sujet du livre, Günther Anders se fend d'une critique appelée "Être sans temps" de la pièce de Samuel Beckett  "En attendant Godot".

"Sur la bombe et les causes de notre aveuglement face à l'apocalypse"
Rédigé en pleine guerre froide, et au début des trente glorieuses, elle a toujours malheureusement son sens aujourd'hui. Il y est expliqué en long et en large à quel point nous avons atteint un point de non retour avec la bombe nucléaire, pour la première fois de l'histoire de l'humanité celle ci a la capacité de s'annihiler complètement. Cette démesure du nombre d'armes opérationnelles dans le monde pourrait même faire péter la planète plusieurs milliers de fois. Le passé, le présent et le futur ne valent plus rien à partir du moment où il n y a plus personne pour en avoir conscience.
Si l'on passe de l'Antiquité, aux génocides à nos jours voici comment l'on pourrait résumer ces paradigmes:
1. Tous les hommes sont mortels
2. Tous les hommes peuvent être tués
3. L'humanité dans sa totalité peut être tuée.


Nous sommes arrivés à un tel degré "d'évolution", que notre capacité de compréhension est dépassée. Ce que l'humain est capable de produire dépasse l'entendement. Il est impossible de nous imaginer exactement ce que représente l'explosion d'une bombe aussi bien pour un président que pour un ouvrier. Cette immensité fait de nous " des analphabètes de l'angoisse".
Alors qu'on peut se repentir d'avoir tué quelqu'un, il est difficile d'être plus triste en s'imaginant la mort de 100 que 1000 personnes.
L'auteur avance que c'est la croyance dans un progrès infini qui nous plonge dans l'indifférence à cette menace. Dans ce conditionnement de l'amélioration constante, il n'est pas concevable que demain soit moins bien que hier. "Nous avons annulé notre propre fin". Les actes que nous posons aujourd'hui détermineront notre avenir ou l'absence de celui ci.

"L'entreprise est le lieu on l'on crée le type de l'homme instrumentalisé et privé de conscience morale qui règne dans l'entreprise. C'est là que naissent les conformistes."

L'instrumentalisation de notre façon d'être au monde, nous pousse à travailler parce c'est communément normal, même en faisant fi de toute conscience morale. C'est le même processus qui nous pousse à produire des horreurs suicidaires où seule notre absence de morale joue le véritable moteur. Le travail est vu comme moralement neutre.
"J'ai juste fait mon travail". C'est une réponse commune au boucher, au bourreau ou à l'ouvrier qui fabrique la mort. Ce voilage de la conscience est favorisé par l'absence de finalité à la plupart des tâches du travailleur. Il n'est qu'un maillon à la chaîne qui est souvent inconscient de ce qu'il est en train de faire.
Après une profonde réflexion sur le nihilisme,  on peut conclure que la bombe est devenue le symbole de "l'annihilisme". La bombe a été conçue pour contrer le national socialisme. Un nihilisme contre un nihilisme. Le monde n'a pas de sens, les théories naturalistes mais aussi en quelque sorte le national-socialisme l'ont démontré. Donc il n'est pas exclu d'en faire usage puisque rien n'a de sens. C'est ainsi que se comportent finalement les seigneurs de la bombe en se gardant le privilège d'avoir peut-être l'occasion de s'en servir. 
Désormais il ne sera plus jamais possible de revenir en arrière, de se débarrasser de cette ombre noire de mort en sursis. Sauf (on y croit bien sur) peut-être si les dirigeants prennent la décision d'un désarmement global.

Ouf!



 

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