David Le Breton - Une anthropologie des visages
Ce
que j'aime bien avec les ouvrages de David Le Breton c'est que ça attise en moi
une frénétique curiosité coupable de plusieurs pauses de lectures pour pouvoir
aller fouiller sur internet les nombreuses références et allusions qu'il
suscite. Bien souvent aussi, je me retrouve avec une série de nouveaux projets
de lecture ! Cela m'ouvre à chaque fois bien des horizons. C'est pour ça que je
les déguste au compte goutte. Je ne sais souvent plus où donner de la tête dans
mes investigations dans les méandres de wikipedia!
On est parfois dubitatif quant au thème abordé et l'on se demande bien ce qu'il
va pouvoir raconter pendant 400 pages mais on est toujours satisfait en
refermant le livre avec un sentiment de quasi exhaustivité sur la question.
Dans cette version réactualisée en 2022 d'un essai initialement paru en 1992,
il a remis au gout du jour plusieurs réflexions qui allaient paraitre un peu
désuète puisque le monde a pas mal changé en trente ans. L'avènement d'Internet
et puis la crise du covid 19 a sérieusement bouleversé la place qu'occupe le
Visage dans nos sociétés.
On démarre avec la représentation que le visage a pu occuper depuis la Préhistoire,
l'Antiquité et dans les religions. Dieu n'a par essence pas de visage dans nos
religions monothéistes. La nature grégaire de l'Homme ainsi que la prédominance
d'une société vivant dans le concept d'un cosmos lié au créateur, n'accordaient
pas d'importance à la singularité de l'humain.
Ce n'est qu'à la Renaissance que
commence à apparaître la représentation des traits particuliers de visages surtout
des notables par la peinture, gravure et le dessin.
Au XIXème siècle, l'arrivée de la photographie va sérieusement changer la donne
et permettre au commun des mortels d'accéder aussi à l'archivage d'une figure
jeune (ou pas), figée dans le temps et indifférente aux ravages de la
vieillesse. Cette révolution va amener de l'eau au moulin de la répression et
du contrôle des délinquants avec l'anthropométrie et la carte d'identité sur
laquelle figure nos traits actuels.
Cela nous amène aujourd'hui à l'époque du selfie et la surreprésentation
virtuelle qui a définitivement dénaturé l'unicité d'un portrait en banalisant à
outrance ce qui devait rester un souvenir.
La physiognomonie traine une longue histoire depuis l'Antiquité et a fait
l'objet de nombreuses controverses au fil des âges quant à a sa légitimité et
sa base scientifique. Pourtant, nombreuses sont les expressions françaises qui
y font allusion "sa tête ne me revient pas". En deux mots, c'est la
croyance que la morphologie d'un individus donne un aperçu de sa nature psychologique.
David Le Breton démonte point par point cette pseudoscience développée par
Della Porta, Buffon, Johann Kaspar Lavater, puis quelque peu actualisée au
début du XXème siècle sous le nom de morphopsychologie ou encore caractérologie
par Louis Corman. A noter que ces théories fumeuses n'ont fait qu'alimenter
sous couvert d'une quelque autorité scientifique les élans racistes pour
justifier nos poussées colonialistes de occidentales. N'était réputé beau et
honnête que le type caucasien bien sur ! Autre zigoto Franz Joseph Gall qui a
développé la phrénologie (la forme du crane influencerait les dispositions de
l'esprit humain) rejoint aussi ce genre de postulat. Césare Lombroso quant à
lui a mis au point une véritable épistémologie du criminel patenté. En effet
tel ou tel caractéristique du visage ferait de vous un tueur, violeur, voleur
ou menteur.... J'ai appris que Balzac s'était félicité de ce genre de manuel
pour y puiser son inspiration sur les caractères de ses personnage.
Dans notre XXIème siècle ce sont désormais les technologies biométriques qui
contrôlent l'espace public sous surveillance au nom de la sécurité mais aussi
les accros aux réseaux sociaux qui ne font qu'alimenter leur propre tutelle
virtuelle.
On passe ensuite à la symbolique des visages et leur rôle dans l'interaction
sociale, le regard.
Notion de double, de trouble? Jumeaux, dissymétrie puis masques, grimages,
voile. Le thème est vraiment fouillé de fond en comble.
La vieillesse amène à reconsidérer sa propre image, il arrive que le temps
aidant, on peine à se reconnaître dans une glace. On fantasme sur une
juvénilité révolue alimentée par le culte de la jeunesse éternelle de nos
sociétés actuelles. Il n'y a qu'à voir les nombreux produits vendus pour rester
dans le coup. L'on se doit d'être dans une séduction constante qui passe avant
tout par le visage qui est la partie du corps qui nous singularise le plus.
C'est surtout vrai pour les femmes dans les conceptions patriarcales qui
animent la plupart de nos systèmes.
La chirurgie esthétique a encore de belles heures devant elle tant certain(e)s
sont persuadé(e)s qu'elle sera le salut tant espéré d'une reconnaissance ou
admiration sociale. La banalisation de l'usage du botox et autres procédés,
permettent désormais aux bourses les plus maigres d'accéder à la
"beauté".
Notion de beauté ou de laideur ne cessent d'influer notre jugement sur les
qualités intrinsèques de chacun faisant à notre insu parfois le jeu d'un
héritage physiognomonique.
A l'extrême, les idées racistes prennent racine dans la considération de
l'étranger comme d'une "sale gueule". L'histoire a montré la tendance des
génocidaires à s'appliquer à supprimer le visage de leur victimes.
On termine sur les différentes défigurations dont on peut être affligé à cause
d'accidents, maladies, agressions qui vont profondément bouleverser notre
rapport au monde et notre propre considération. Les réactions oscillent entre
dissimulation ou chirurgie faciale qui ne sont pas sans conséquences sur le
psyché.
Ce livre m'a véritablement balloté entre histoire, art, psychologie,
philosophie, anthropologie, sociologie et laisse un sentiment d'un peu plus de
clairvoyance ce un sujet qui nous concerne tous.