Fiodor Dostoïevski - Le rêve de l'oncle




Fiodor Dostoïevski - Le rêve de l'oncle

Retour à la littérature russe avec ce quatrième roman de l'auteur, premier rédigé après sa sortie du bagne et paru en 1859. La traduction est d'André Markowicz.
C'est une sorte de huis clos initialement prévu pour le théâtre où au final il ne se passe pas grand chose. J'ai eu un peu de mal au début à bien situer les personnages avec ces noms à rallonge à consonance russe et puis aussi parce qu'il y est employé des surnoms ou diminutifs sans toujours un rapport évident avec l'origine. La richesse du récit se trouve dans la psychologie de la principale protagoniste mais aussi du lyrisme de certaines scènes.
Maria Alexandrovna Moskaliova est une mère qui se veut prévenante pour sa fille Zinaïda Afanassievna, mais elle peut se montrer odieuse vipère... Toute le ville de Mordasov vit au rythme des ragots, commérages et autres indiscrétions. Les nouvelles se répandent comme des trainées de poudre à grand renfort d'écoute aux portes. L'arrivée du Prince K. dit "l'oncle" qui est un vieillard tellement apprêté va bouleverser les chaumières. Celui ci n'a plus toute sa tête et il use de tous les subterfuges pour paraitre présentable. Mais personne n'est dupe, surtout pas Maria Alexandrovna qui voit en lui un bon parti pour épouser sa fille. Elle va donc manipuler son monde pour arriver à ses fins en faisant preuve d'une grande éloquence, retombant toujours sur ses pattes. A la clé, bien sûr la fortune de l'Oncle qui a la santé fragile. Le grotesque atteint son comble dans ses argumentations qui rendent naïfs les plus circonspects. Zinaïda voudra bien satisfaire les appétits vénaux de sa mère mais à quel prix ? Cette machination tourne à la mascarade lorsque le village vient satisfaire sa soif de commérages et mettre du plomb dans l'aile dans les projets de Maria Alexandrovna. Tout cela n'est-il pas un rêve? Mais qui a rêvé? 


 

Alain Robert - Haute tension - L'homme araignée se raconte




Alain Robert - Haute tension - L'homme araignée se raconte

Intrigué par ce personnage pour le moins orignal qui un jour m'apparut en suggestion sur fb, je m'étais abonné à sa page. Depuis j'ai suivi avec étonnement ses exploits d'ascension en solo intégral de divers immeubles parmi les plus hauts du monde.
Apprenant qu'il avait aussi sorti plusieurs livres, j'ai voulu creuser un peu plus et en apprendre sur la vie de ce grimpeur de l'extrême.

Avec un beau brin de plume, on est familiarisé avec son enfance qui raconte cette peur qu'il a vite éprouvé d'abord pour le vide, puis les profondeurs abyssales en mer. Comme un sacerdoce, il voulu arriver à maitriser cet effroi. Ses parents comme beaucoup, n'ont que peu apprécié ses débuts de petit vaurien facétieux, quelque peu acrobate. Il s'est toujours considéré comme un marginal, comme un robin des bois ou un Zorro pour qui l'injustice et l'autorité étaient insupportables.
Encore enfant, c'est en regardant le film "La neige en deuil" qu'il a vraiment eu la révélation de sa vocation. Malgré sa petite taille (1,65m) , il n'aura de cesse de tenter de montrer son agilité à ses aïeux. Son premier fait d'arme est l'escalade de l'immeuble de l'appartement familial de 8 étages car il y a oublié ses clés. Devenu une sorte de star du quartier, des voisins dont le père est spéléologue se lient avec lui et l'initie au matériel de grimpe. Il préférera se plonger dans la lecture de récits de montagne plutôt que de faire les quatre cent coups avec son frère durant l'adolescence.
D'abord scout puis quand il atteint l'âge, membre du Club Alpin il se distingue de ses collègues par sa grande maitrise et son niveau exceptionnel. Il s'inflige les douleurs de l'effort et la souffrance physique comme une fierté. Il pratique très tôt l'ascèse.

En autodidacte il est passé au dessus des voies les plus cotées sans trop parfois comprendre la supposée difficulté. Mais surtout il fait partie du petit cercle des adeptes du solo intégral. Cela ne demande quasi pas de matériel qui est d'ordinaire couteux. Il finit par trouver une voie professionnelle en tant que vendeur de matériel d'escalade à mi-temps et peut s'adonner à sa passion dès qu'il a du temps libre.

Après une terrible chute de 20m la tête en avant en 1982 , beaucoup de ses os sont réduits littéralement en bouillie mais s'en sort. L'ironie c'est que son accident est dû à une avanie de cordage alors qu'il aidait des jeunes alpinistes. Malgré les propos alarmistes des médecins et de son entourage comme quoi il ne pourra plus jamais grimper, sa volonté d'acier lui fait se battre tous les jours pour récupérer ses facultés. Celles ci ne seront plus jamais les mêmes pourtant, il souffrira de vertiges, épilepsie, paralysie mais il reprend son art à peine un an plus tard.
Nombreux projecteurs se tournent de plus en plus vers lui, et il pourra vivre de sponsoring, concession pour lui qui lui permettra d'assouvir son. Alors qu'il était grand rochassier dans l'Est Français et hostile au tumulte de la ville, il finit par tomber amoureux des gratte-ciels.
Il passe tout son temps à étudier les architectures et à multiplier les exploits des ascensions des plus hauts bâtiments du monde. De plus en plus médiatisé, il s'adonne à ce sport souvent dans l'illégalité, et il ne compte plus les arrestations et les séjours dans les geôles, mais ça lui fait voir du pays, chaque grimpe est différente. Il donne parfois un côté politique à ses prouesses et finit par devenir le Robin des Bois qu'il a toujours admiré.

Un histoire passionnante d'un gars simple et rebelle qui a prouvé qu'on peut dompter son mental pour atteindre ses rêves les plus fous.



 

Stefan Liberski - Une grande actrice




Stefan Liberski - Une grande actrice

Le hasard du rayon littérature belge m'a fait prendre connaissance que Liberski écrivait aussi des romans, loin d'être son coup d'essai, celui ci est son dernier en date sorti en 2021.


C'est l'histoire de Jacqueline Boulanger dont la vie semble n'être qu'une succession de poses, de jeu d'actrice. On pense au début qu'elle est racontée par son fils Roman, mais la suite des courts chapitres fait vite perdre le fil de la temporalité pour se transformer en une sorte de succession d'anecdotes, mettant en scène cette personnalité étrange. Roman depuis tout petit est son confident, donc il semble normal que ce soit lui qui rapporte sa biographie. La première partie du livre raconte la brutalité de son enfance, faisant croire qu'on allait se concentrer la dessus, mais on se retrouve ramené sur la figure de Jacqueline dont la vie va changer quand celle de Josyane va venir s'y mêler. Voyages, sorties au restaurant, disputes, rituels, rythmeront ce couple atypique dont les frasques nous font sourire tout en relevant à la fois d'un odieux égoïsme. L'ogre manipulateur Josyane fera-t-il vaciller le vie scénarisée de Jacqueline? La condescendance de celle ci finira par s'étioler avec la vieillesse qui arrive inexorablement. Faisant vaciller ce sentiment d'immuabilité, accentuant encore le mépris des autres. De souffrance il sera encore question pour les enfants qui doivent subir le déclin de leur mère et qui prendra un malin plaisir à leur faire regretter le pêché d'être né.
Une très bonne tragi-comédie pleine de cynisme!


 

Hubert Prolongeau- Partis sans laisser d'adresse




Hubert Prolongeau- Partis sans laisser d'adresse

J'avais mis de coté l'idée de lire ce livre après "Disparaître de soi" d'encore David Le Breton.
Celui ci est paru en 1995 mais a été réédité début 2000. L'auteur qui est journaliste, essayiste et écrivain tente une approche inédite du thème de la disparition volontaire. Pourtant le sujet a déjà été traité mais bien souvent exclusivement du coté de la famille ou des proches du disparu.

En guise d'introduction, il y est question de l'émission "Perdu de vue" de Jacques Pradel qui doit évoquer quelques souvenirs à ceux qui regardaient TF1 au début des années 90. C'était une prémisse de la téléréalité en quelques sortes et était fortement scénarisée. Cela n'enlève en rien à la peine éprouvée par les gens plongés dans la tristesse et l'incompréhension mais il s'agissait pour la production de faire du spectacle et l'audience.

Au chapitre suivant, les exemples et témoignages se succèdent du coté de ceux qui restent et on se rend compte qu'il y'a souvent les même schémas qui reviennent dans le processus de deuil.
Deuil qui a du mal à se faire, car on ne peut jamais être sûr l'issue funeste. Et c'est bien ça qui pourrit la vie, met tout en stand by avant de péniblement tenter de tourner la page et revivre. Campagnes d'affichage, radiesthésistes, remords, théories du complot, recherches interminables et infructueuses apparaissent mais les raisons invoquées pour expliquer l'inexplicable sont parfois bien loin des vérités des fugueurs. Ces escamotages peuvent aussi naître d' un refus de ce diktat de la famille unie et heureuse et la revendication d'un droit de liberté individuelle.

On passe ensuite par une enquête au cœur de la Brigade de Recherche française qui est spécialisée dans les recherches de disparus et avec des témoignages on voit un peu comment ça se déroule. Les détectives privés sont aussi souvent sollicités avec moins de moyens que la police. Ceux ci sont parfois des charlatans. Autre section, le service des cadavres qui tente au jour le jour de mettre un nom sur des corps et parfois faire le lien avec ceux qui manquent à l'appel. Bien sur, depuis 1995 les techniques informatiques et ADN ont évolué.
Nombreuses aussi sont les associations qui se sont créées pour venir en aide aux proches qui cherchent sans relâche. Souvent même elles se sont constituées suite à un cas précis. Cela leur permet de la visibilité et du soutien. Cela donne aussi une activité à faire aux éplorés pour ne pas sombrer.
Vient ensuite la partie consacrée aux disparus volontaires. Différents témoignages ou histoires de vieillards qui veulent fuir leur sénilité ,voyageurs pathologiques,  escrocs qui sont partis et qui racontent leur petites combines pour vivre dans la clandestinité.

Chaque histoire est différente, mais il y a souvent un point de rupture qui pousse ces fuyards à franchir le cap, souvent "à cause" de leur entourage, comme un suicide non assumé d'une réalité qu'ils ne supportent plus. Ces âmes en peine peuvent parfois prendre divers chemins: sans-abrisme, légion étrangère, sectes...
Rares sont ceux qui ont vraiment trouvé le bonheur dans cette fuite, bien souvent ce qu'ils ont abandonné ne cessent de les hanter. Bien que les ponts soient parfois totalement coupés, ils rêvent souvent de retrouvailles.
Celles ci se passent rarement très bien, la plaie ne se referme jamais vraiment tout à fait. Les abandonnés n'arrivent pas à faire totalement confiance, ils redoutent une nouvelle disparition.

 

James Welch - Comme des ombres sur la terre






James Welch - Comme des ombres sur la terre

Défaite cuisante pour cette tentative avortée de lecture. Je partais très optimiste surtout grâce aux éloges de Des Livres Rances, croyant me plonger dans un chef d'œuvre, mais aussi de découverte des Indiens des plaines et puis le doute s'installe après quelques pages... Vais-je vraiment réussir à m'accrocher à cette façon de parler déconcertante pour un petit esprit occidental étriqué comme le mien ?
C'est de ça qu'il est question dans ce roman historique: l'homme blanc conquistador qui bousille tout ce qu'il touche.
L'auteur amérindien parle en connaissance de cause et rend la narration fidèle au thème abordé à tel point que j'ai très vite été trop perturbé par les noms propres "Rein Jaune", "Chien de l'Homme Blanc" ... ou communs "lumière rouge", "remue-la-queue" ...J'ai presque eu l'impression de lire un roman de science fiction. Comparaison hasardeuse et irrévérencieuse mais qui reflète mon désarroi et justifie mon abandon pur et simple. Je n'ai pas eu le courage de me forcer à me plonger plus loin dans ce langage déconcertant et j'en suis honteux, c'est rare mais ça arrive et franchement je ne m'y attendais pas.


 

Hermann Hesse - Le dernier été de Klingstor




Hermann Hesse - Le dernier été de Klingstor

Profitant encore une fois de ce gros recueil loué pour "Le loup des steppes" et aussi pour souffler un peu entre les chapitres de la lecture de "L'obsolescence de l'homme", j'ai dégusté ce recueil de quatre longues nouvelles paru en 1920.

"La scierie du marbrier" raconte sur une histoire d'amour somme toute assez classique dans le schéma dans un univers campagnard.

"Ami d'enfance" comme son nom l'indique parle de l'enfance et ses affres, ce monde cruel qu'on appréhende plein d'incompréhensions, de fantasmes et de menus méfaits qui nous semblent des crimes.

"Klein et Wagner" est beaucoup plus tourmenté comme peut l'être l'esprit d'un homme qui se fuit lui même. Accablé par les angoisses et la dépression, il quitte une existence qui ne lui convient plus et va voir si l'herbe est plus verte ailleurs. Mais il se sent soudainement perdu hors de ses repères, pourtant avide de la vraie vie. Il a beau fuir ses questionnements et son ambigüité, il a l'impression de toujours revenir au point de départ. Il tente de se rassurer avec le fantasme que Dieu est tout et partout, mais replonge inlassablement dans ses tourments. Il goûte au plaisir et à la souffrance et finit par les confondre.

Le recueil termine par la nouvelle éponyme "Le dernier été de Klingsor".
C'est l'histoire d'un peintre un peu mégalo à la vie bohème qui ne cesse de rechercher des sujets à mettre en couleur. La peur de la mort le hante, aussi c'est un peu comme pour embrasser ce néant d'inconscience qu'il s'adonne à l'alcool. Encore une fois le thème de la solitude, la nostalgie, la danse, le temps qui passe, la dualité sont abordés. Une attirance vers le Sud aussi apparemment chère à Hermann Hesse. Et toujours aussi cette nature qui fascine par sa beauté universelle.
Ces quatre nouvelles fort différentes ont quand même des points communs dans cette belle écriture caractéristique de cet auteur découvert récemment. Il temps de faire une petite pause avec celui ci histoire de le retrouver plus tard avec surprise et plaisir.



 

Günther Anders - L'obsolescence de l'homme




Günther Anders - L'obsolescence de l'homme

Solide morceau qu'est cet essai en plusieurs parties paru en 1956 qui porte le sous titre de "Sur l'âme à l'époque de la deuxième révolution industrielle"!
Pardonnez-moi cette chronique à rallonges d'ailleurs... Je m'en rappelle maintenant, c'est grâce à "Hicham-Stéphane Afeissa - La fin du monde et de l'humanité, essai de généalogie du discours écologique" que j'en avait eu connaissance.

Ce philosophe-journaliste-essayiste allemand né en 1902 n'a été traduit en français qu'à partir des années 1990 peut être parce que la traduction s'avérait ardue...
L'auteur met en garde le lecteur dans son introduction de deux choses. La première, que son texte va secouer les puristes de la philosophie pure de par son coté hybride qui papillonne sans cesse entre faits empiriques et profonde réflexion détachée de toute contingence avec le concret.
Ensuite qu'il a volontiers recours à l'exagération, tant il perçoit en visionnaire les prémisses d'une situation qui n'est encore qu'embryonnaire mais qu'il est nécessaire de passer à l'agrandisseur pour bien en saisir toute l'importance. En gros l'homme moderne est prisonnier de multiples rouages dont la grande machine le dépasse véritablement. Il serait illusoire de vouloir se prétendre affranchi de cette technologie galopante qui dépasse notre propre capacité de digestion.

On commence par le concept de "Honte prométhéenne". La fierté prométhéenne consiste à ne rien devoir qu'à soi même,  y compris soi-même, le mythe du self made man. Sauf que l'homme a créé des machines dont la perfection le dépasse. Il se sent du coup honteux de ses propres lacunes, de ses faiblesses. Ces objets sont reproductibles à l'envi tandis que lui est déjà dépassé et périssable. La jalousie engendrée mène à des formes de réifications comme le maquillage pour une femme qui veut ressembler à l'aspect parfait d'un objet fabriqué. La honte de la honte mène à une dissimulation ostentatoire. On cherche alors à passer dans le camp des "instruments" , à déserter sa condition humaine. A force d'améliorations, il ne suit plus et crée des machines qui commandent ses machines et ainsi de suite. On pousse sans cesse le corps dans ses retranchements supportables pour tenter d'acquérir des aptitudes semblables aux machines de pointes. L'humain devient un outil, un acheteur et il faudra sans cesse renouveler l'offre de nouveaux instruments qui supplanteront désormais la demande. C'est ainsi que l'on se retrouve avec une foule de gadgets dont on nous a fait devenir demandeur par la création de besoins. Dès lors on est perçu comme un ennemi du progrès à la moindre critique du système.
L'humain est par définition mortel alors que ces produits pourraient durer presque éternellement. Bien sur l'obsolescence programmée assure de perpétuer les ventes, une sorte de réincarnation industrielle qu'assure les productions à la chaine. Un produit disparaît quand il est remplacé par un plus moderne.
Ce fantasme de l'unicité de l'être humain perd son sens à mesure que celui ci devient un outil pour satisfaire l'économie et la politique.  Les idées de libertés sont muselées par les idées carriéristes sans singularité. Ce n'est que du point de vue du mortel qu'il se sent irremplaçable. Ce malaise qui en découle peut mener à une iconomanie. Un monde d'images qui nous enveloppe et nous fait palper un ersatz de pluralité. Les stars de cinéma sont figées dans un instantané qu'on multiplie à l'infini et amène aux yeux ébahis de chacun un sentiment de multiplicité. Un culte de l'icone qui perd de son caractère périssable.

" Tout comme le vernis à ongle peut continuer à briller dans les flacons même quand on a cessé de le produire, le sourire des stars peut continuer à rayonner une fois que son modèle a suivi le même chemin que tous les êtres de chair. "

D'après Günther Anders, la première fois dans l'histoire humaine que l'homme a délégué son pouvoir de décision à une machine est lorsque le Général McArthur a voulu utiliser l'arme nucléaire pendant la guerre de Corée en 1951.
Il fut destitué et on a alors demandé à un "electric brain" si c'était objectivement intéressant. Ce dernier a étrangement fait preuve "d'humanité" en affirmant que c'était une mauvaise idée.
Pour clore ce premier essai, et pour réfuter l'objection dont il est ou sera  victime quant au concept de honte, l'auteur part dans une définition psychanalytique de la Honte. Le moi, le ça, le surmoi ...
Dans une de ces exagérations philosophiques, il assimile la danse de la musique jazz à une orgie au culte industriel de Dionysos. Les adeptes de la danse frénétique transfèrent leur énergie sexuelle à la mécanique syncopée des rythmes, à la machine encore une fois. Les breaks sont assimilés à des petites morts. Alors que le musicien essaie de ne faire qu'un avec son instrument, de le dompter  comme une prolongation de lui-même, l'ouvrier doit s'adapter au rythme de la machine et arriver à ne plus manifester aucune volonté que celle de la docilité.
Le temps subjectif disparaît une fois que le travailleur est plongé dans la répétitivité de ses gestes, il devient une machine. Ce n'est que lorsque son caractère faillible d'humain se manifeste, qu'il éprouve soudainement sa honte face à l'instrument implacable. 

"Le monde comme fantôme et comme matrice (Considérations philosophiques sur la télévision et la radio) "est le deuxième gros sujet du livre. Ces deux médias de masse sont consommés souvent solitairement où l'information choisie par leur source est à sens unique et est par définition fragmentaire de la réalité du monde. Comme on le sait, elle est vecteur de standardisation et un allié de taille dans le conditionnement à la surconsommation capitaliste. L'invention du crédit à la consommation sera un outil pratique pour nous rendre dépendant d'une matrice qui nous pousse à acheter toujours plus. Je me demande ce que l'auteur aurait pu dire s'il avait écrit ça à l'époque de l'internet omniprésent, du téléphone portable, réseaux sociaux mais surtout du rouleau compresseur de l'Intelligence Artificielle...Ces artéfacts d'apparence banale aujourd'hui nous apparaissent indispensable à la vie. Il n'est plus envisageable de pouvoir s'en passer.
Jadis, l'homme de masse se rendait en masse au cinéma, mais l'industrie a réussi à produire des télévisions et radios à usage domestique qui se sont vendues comme des petits pains. On a alors commencé à consommer en "ermite de masse" ces données enfermés dans les cages de nos foyers.
Il est devenu une sorte de travailleur à domicile non rémunéré à sa propre transformation en clone, paradoxalement il paie même pour sa propre servitude. Ce meuble qui a forcé toutes les portes des maisons par sa quasi omniprésence a véritablement détruit le noyau familial en détournant les esprits vers ce nouveau must, transformant son intérieur en salle de spectacle qui brise toute communication intrafamiliale. Comme avec le télécran de Orwell, on devient un serf soumis au nivellement par le bas du langage, on développe une véritable angoisse du silence.
Désormais le monde peut venir à nous, ce n'est qu'en s'enfermant à l'intérieur de chez soi qu'on a accès à l'extérieur du monde. Il n'y a plus besoin d'aller vers le monde pour le découvrir, les voyages s'effectuent le plus vite possible (voiture, avion) nous rendant simple consommateur de leurs destinations. Qui plus est, on tente de nous faire nous sentir "comme à la maison" partout. Ce n'est plus la quête de dépaysement qui nous anime, au contraire, la familiarisation du monde. Celle ci est intrinsèquement liée à la distanciation du monde.
Ces icones de l'écrans nous paraissent plus familières que nos voisins pourtant elles sont inaccessibles.
Cette citation est encore plus juste aujourd'hui dans notre monde ultra connecté qu'il y'a 74 ans:

" ...(les émissions radios du matin) premiers fragments du monde que nous rencontrons, nous parlent, nous regardent, nous chantent des chansons, nous encouragent, nous consolent et en nous détendant et en nous stimulant, nous donnent le la d'une journée qui ne sera pas la nôtre.
Rien ne rend l'auto-aliénation plus définitive que de continuer la journée sous l'égide de ces apparences d'amis: car ensuite, même si l'occasion se présente d'entrer en relation avec des personnes véritables, nous préférons rester en compagnie de nos "portable chums", nos copains portatifs, puisque nous ne les ressentons plus comme des ersatz d'hommes mais comme véritables amis."

La télévision est vue comme une fantomisation du présent, une représentation d'une réalité édulcorée qui nous est montrée comme une vérité. Ces leurres mènent parfois le spectateur à éprouver de vrais sentiments face à des séries par exemple, on pleure devant un décès, on envoie  des cadeaux aux acteurs etc. C'est un prêt-à-penser qui lisse toute résistance au monde, nous tombe tout cuit dans notre gosier, le triomphe du pays de cocagne.
La télévision est perçue comme un bibelot, une réduction du monde (Ce qui est petit est inoffensif, mignon) et donc plus acceptable, mais cela ne fait qu'amplifier ce fantôme, cette distanciation.
Vue comme une véritable fabrique de stéréotypes, la tv façonne notre vision du monde ...

Mais n'est-ce pas le but même d'une distraction: se divertir en se projetant dans une autre réalité? C'est le cas pour la lecture d'un roman, une pièce de théâtre etc.
La personne qui cumule les activités sensorielles se transforme en quelque sorte en schizophrène, de l'individus devient un "dividus".
Autre digression sur la photographie, qui selon l'auteur permet de capter un présent pour en faire un souvenir, un objet de reproduction que chacun doit ramener de ses vacances sous peine de les avoir ratées. Une autre façon de se complaire dans un monde de fantômes "Être, c'est seulement avoir été".

Chère au capitalisme, l'idée de faire feu de tout bois, d'exploiter véritablement tout pour en faire un produit de consommation, rend tout ce qui n'est pas reproductible  comme inutile et même inexistant. " Ce qui est inexploitable n'est pas ou ne mérite pas d'être".
Ce qui n'est pas un produit, trop brut, trop vrai n'a plus de valeur. A force de se satisfaire de choses conditionnées, prêt à l'emploi, on en arrive au paradoxe d'une frustration de la facilité. Alors, on se cherche soi même des difficultés, un "travail" pour pimenter son existence devenue vide. " Et l'industrie d'y trouver une nouvelle vache à lait: les kits DIY, les meuble ikea à monter soi même pour nous donner la fausse satisfaction de l'ouvrage accompli.

Avant d'attaquer le dernier sujet du livre, Günther Anders se fend d'une critique appelée "Être sans temps" de la pièce de Samuel Beckett  "En attendant Godot".

"Sur la bombe et les causes de notre aveuglement face à l'apocalypse"
Rédigé en pleine guerre froide, et au début des trente glorieuses, elle a toujours malheureusement son sens aujourd'hui. Il y est expliqué en long et en large à quel point nous avons atteint un point de non retour avec la bombe nucléaire, pour la première fois de l'histoire de l'humanité celle ci a la capacité de s'annihiler complètement. Cette démesure du nombre d'armes opérationnelles dans le monde pourrait même faire péter la planète plusieurs milliers de fois. Le passé, le présent et le futur ne valent plus rien à partir du moment où il n y a plus personne pour en avoir conscience.
Si l'on passe de l'Antiquité, aux génocides à nos jours voici comment l'on pourrait résumer ces paradigmes:
1. Tous les hommes sont mortels
2. Tous les hommes peuvent être tués
3. L'humanité dans sa totalité peut être tuée.


Nous sommes arrivés à un tel degré "d'évolution", que notre capacité de compréhension est dépassée. Ce que l'humain est capable de produire dépasse l'entendement. Il est impossible de nous imaginer exactement ce que représente l'explosion d'une bombe aussi bien pour un président que pour un ouvrier. Cette immensité fait de nous " des analphabètes de l'angoisse".
Alors qu'on peut se repentir d'avoir tué quelqu'un, il est difficile d'être plus triste en s'imaginant la mort de 100 que 1000 personnes.
L'auteur avance que c'est la croyance dans un progrès infini qui nous plonge dans l'indifférence à cette menace. Dans ce conditionnement de l'amélioration constante, il n'est pas concevable que demain soit moins bien que hier. "Nous avons annulé notre propre fin". Les actes que nous posons aujourd'hui détermineront notre avenir ou l'absence de celui ci.

"L'entreprise est le lieu on l'on crée le type de l'homme instrumentalisé et privé de conscience morale qui règne dans l'entreprise. C'est là que naissent les conformistes."

L'instrumentalisation de notre façon d'être au monde, nous pousse à travailler parce c'est communément normal, même en faisant fi de toute conscience morale. C'est le même processus qui nous pousse à produire des horreurs suicidaires où seule notre absence de morale joue le véritable moteur. Le travail est vu comme moralement neutre.
"J'ai juste fait mon travail". C'est une réponse commune au boucher, au bourreau ou à l'ouvrier qui fabrique la mort. Ce voilage de la conscience est favorisé par l'absence de finalité à la plupart des tâches du travailleur. Il n'est qu'un maillon à la chaîne qui est souvent inconscient de ce qu'il est en train de faire.
Après une profonde réflexion sur le nihilisme,  on peut conclure que la bombe est devenue le symbole de "l'annihilisme". La bombe a été conçue pour contrer le national socialisme. Un nihilisme contre un nihilisme. Le monde n'a pas de sens, les théories naturalistes mais aussi en quelque sorte le national-socialisme l'ont démontré. Donc il n'est pas exclu d'en faire usage puisque rien n'a de sens. C'est ainsi que se comportent finalement les seigneurs de la bombe en se gardant le privilège d'avoir peut-être l'occasion de s'en servir. 
Désormais il ne sera plus jamais possible de revenir en arrière, de se débarrasser de cette ombre noire de mort en sursis. Sauf (on y croit bien sur) peut-être si les dirigeants prennent la décision d'un désarmement global.

Ouf!



 

Hermann Hesse - Peter Camenzind




Hermann Hesse - Peter Camenzind

J'ai saisi l'occasion de lire ce premier roman de Hermann Hesse paru en 1904 car il figurait dans le volumineux livre (Romans et nouvelles) de certaines œuvres de cet auteur suisse-allemand que j'avais loué pour le fameux Loup des Steppes.


Ce récit raconte la vie d'un enfant de la montagne habitué à l'air vivifiant de la campagne alpestre qui va grandir et tenter de s'affranchir du joug familial et de son milieu. Il voyage et veut découvrir le monde, commence peu à peu à vivre de sa plume et côtoie d'autres humains bohèmes dans des univers plus urbains. Son amour de la nature qui lui insufflera son âme de poète, finira par supplanter celui de ses semblables, l'enfonçant dans une misanthropie mélancolique. D'une nature contemplative, ses amours restent à l'état de jardin secret puis de frustration.  De cette narration autobiographique, il confesse son vice pour l'alcool ainsi que pour Saint François d'Assise, d'une certaine religiosité et de vénération de sa mère la Terre.
Mais pour faire saisir l'essence de son exaltation poétique ne doit-il pas délaisser sa solitude et faire quelques concessions à la promiscuité? Il va donc chercher la compagnie nouvelle de sphères plus populaires méridionales pour tenter de se guérir de son dégout des hommes. Peu à peu il apprend à les aimer et faire preuve de charité.
Une sorte de crise d'adolescence racontée qui démontrera pour paraphraser à la fois Horace et Jean Luc Fonck que "chassez le naturel il revient au bungalow".